Voici une version résumée d’un texte de Denis Vasse, jésuite et psychanalyste, qui peut nous permettre d’appréhender ce temps de confinement.
« De l’isolement à la solitude » [1]
L’homme d’aujourd’hui a beaucoup de mal à trouver le chemin de la solitude, le chemin qui le mène à lui-même, au monde et à Dieu. Constamment, il oscille entre la conformité d’un anonymat qui le dissout dans la foule et le retrait de l’isolement par lequel il s’affirme contre elle. Mais l’une et l’autre attitudes lui sont insupportables. Ronde infernale qui lui fait désirer indéfiniment d’être ailleurs que là où, précisément, il se trouve.
Qu’est-ce donc que la solitude ? Si elle se définit par la relation à l’autre que je côtoie comme à l’autre qui gît au plus intime de moi-même, la solitude s’oppose à l’isolement qui nie cette relation. Même, elle est du côté de l’amour et elle en est comme le signe.
Isolement et solitude
L’isolement diffère de la solitude en ce qu’il nie la possibilité de l’ouverture à l’autre, toujours vécue comme une altération. L’isolement nous semble être à la solitude ce que le mutisme est au silence. Se taire implique qu’on ait quelque chose à dire ; être seul suppose aussi la possibilité de ne l’être pas, d’être ouvert au monde.
Dans la solitude, la présence de l’être aimé est ressentie comme une absence. Dans l’isolement, l’éloignement est vécu comme une rupture menaçante de contact. Pour se prouver qu’il existe, l’isolé a besoin de la présence matérielle de l’autre. Au contraire, celui que la solitude n’effraie plus a appris, de sa relation à autrui, que la présence n’était pas fusion dévorante et que l’absence n’était pas meurtrière étrangeté : il découvre qu’il est susceptible d’exister pour lui-même, seul.
La solitude exige un apprentissage que l’isolement évite.
Il y a des êtres qui ne se situent que dans la distraction. Il y en a d’autres qui ne prennent conscience d’eux-mêmes que dans un travail perpétuel. Pour les uns comme pour les autres, le repos est littéralement insupportable : ils ne peuvent pas rester seuls. En général, ils se complimentent en une formule ambiguë et fréquente : « Je ne peux pas rester sans rien faire ». L’activisme est l’obstacle, le plus répandu peut-être, au face à face de la connaissance de l’autre et de soi.
Ce mode de vie est supportable tant que les autres et nous-mêmes feignons de croire à ce que nous faisons, mais on ne peut croire à ce que l’on fait que si, dans une certaine mesure toujours à reprendre, ce que l’on fait manifeste ce que l’on est. Sinon, il advient, un jour ou l’autre, que les seuils critiques d’une croissance d’homme ou le simple vieillissement révèlent un décalage qu’aucune illusion n’est plus susceptible de masquer.
Le solitaire au contraire n’est ni perdu dans le monde, ni isolé en lui-même. Son ouverture au monde est la substance même sa personne, c’est pourquoi, quand il fait retour en lui-même, il y redécouvre la réalité du monde. Il devient seulement ce qu’il est : un être entre d’autres êtres. Pour lui, vivre, c’est – simplement – apprendre à vivre pour apprendre à mourir.
Passage de l’isolement à la solitude
On ne se délivre de l’isolement que dans l’apprentissage de la solitude. Et apprendre à être seul, c’est accepter d’être différent des autres sans avoir l’impression de cesser d’exister pour eux et pour soi-même.
Solitude et amour
Mais que signifie ce passage de l’isolement à la solitude ? Pourquoi cet apprentissage est-il nécessaire ?
Parce qu’il permet l’amour.
Le sentiment d’isolement naît de l’insatisfaction d’un besoin. L’enfant se sent perdu dès que sa mère s’éloigne parce qu’il en a besoin. La solitude, au contraire, nous paraît être de l’ordre du désir et, dans une autre terminologie, de celui de l’amour. La reconnaissance de soi et de l’autre à travers le désir – et la distinction que cela implique – a quelque chose à voir avec la liberté intérieure. Tandis que le besoin ne peut qu’être satisfait (sa non-satisfaction entraînant l’isolement et la mort), le désir, quant à lui, ne peut jamais l’être totalement puisqu’il se nourrit de cela même qui lui est étranger. Bien mieux, on peut renoncer à son désir sans mourir et sans tuer. Et c’est ce qui permet une juste relation d’amour.
Solitude et renoncement
L’apprentissage de la solitude et du désir passe donc par le renoncement. Le désir nous lie à ce qui n’est pas nous, à l’autre. Son mouvement fait éclater l’univers imaginaire où il suffirait de rêver de l’autre pour le posséder et pour en jouir.
Par le désir, nous entrons dans le jeu du renoncement véritable qui est dépassement du besoin d’être consommé par l’autre ou de le consommer pour le reconnaître lui aussi, porteur d’un désir dont nous sommes l’objet. Le désir témoigne en lui de la liberté des autres, c’est pourquoi il est le ressort de l’amour.
Mais le renoncement peut aussi servir d’excuse à ce qui n’est que l’isolement. Alors on prétend aimer en tuant le désir, pourtant la seule voie d’accès à l’autre. D’expression paradoxale et vraie de l’amour, le renoncement devient un truc, un moyen dont l’inhumaine exigence fait oublier – et c’est là son but – l’incapacité ou la peur d’aimer. On désire le ciel, ce qui permet l’évitement du monde présent hors duquel l’homme n’a pas d’existence. Or, on ne peut apprendre à désirer l’autre monde qu’en réalisant celui-là, c’est-à-dire en en faisant l’objet de son désir.
Conclusion : la solitude, creuset de l’amour
S’il en est ainsi, non seulement la solitude s’oppose à l’isolement, mais il n’y a pas d’amour sans le douloureux apprentissage de la solitude. « Ne te laisse mettre en prison par aucune affection, écrit Simone Weil. Préserve ta solitude. Le jour, s’il vient jamais, où une véritable affection te serait donnée, il n’y aurait pas d’opposition entre la solitude intérieure et l’amitié, au contraire. C’est même à ce signe infaillible que tu la reconnaîtras »[2].
La solitude est le creuset de l’amour. Elle est fidèle à ce désir unique dont la réalisation n’est possible que dans l’invincible espérance qui est sa force et qui, de requête en requête, nous mène au cœur invisible du monde : Dieu.
[1] Cet article est tiré d’un article plus long de Denis Vasse (1933-2018), jésuite et psychanalyste, publié dans « Christus », L’expérience spirituelle dans l’aujourd’hui de Dieu n° HS 174, mai 1997, 107-118.
[2] Simone WEIL, La pesanteur et la grâce, Plon, Paris, 1948, p.73.